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Correctionnalisation de la dissimulation du visage : nécessité normative ou réplique sécuritaire ?

Pénal - Droit pénal spécial
09/06/2016
Une proposition de loi, visant à créer un délit de dissimulation forcée du visage dans les manifestations publiques vient d’être enregistrée à l’Assemblée nationale. Retour sur l’opportunité du texte.
Une proposition de loi, présentée par M. Eric Woerth et plusieurs autres députés et enregistrée à l’Assemblée nationale le 8 juin 2016, tend à créer un nouveau délit relatif à la dissimulation du visage dans l’espace public. Serait puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende, « le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement son visage, afin de ne pas être identifiée dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l’ordre public ».
Il s’agirait « à l’heure où la majorité des manifestations se terminent par des débordements, puis des affrontements d’une violence inédite (…) [de] réaffirmer l’autorité républicaine ». Cette perspective de réforme donne l’occasion de rappeler l’état actuel de la norme pénale en la matière.

L’exposé des motifs en convient, la dissimulation du visage au sein ou aux abords d’une manifestation fait déjà l’objet d’une pénalisation. Tel est en effet le cas depuis la loi du 11 octobre 2010 (L. n° 2010-1192, JO 12 oct. ; sur la mise en œuvre de cette loi, voir Circ. 2 mars 2011, NOR : PRMC1106214C, JO 3 mars) : « le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d'une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement son visage afin de ne pas être identifiée dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l'ordre public est constitutif d’une contravention de la cinquième classe » (C. pén., art. R. 645-14, al. 1). L’auteur des faits est passible d’une amende pouvant aller jusqu’à 1 500 euros (C. pén., art. 131-13), à moins qu’il ne s’agisse de manifestations conformes aux usages locaux ou que la dissimulation du visage ne soit justifiée par un motif légitime (C. pén., art. R. 645-14, al. 3). Notons également que la dissimulation forcée du visage est également appréhendée par la loi pénale correctionnelle (C. pén., art. 225-4-10).
Or, selon l’exposé des motifs, cette sanction des « individus cagoulés » est « peu dissuasive jusqu’à présent » et « doit être renforcée », au regard des « incidents [ayant émaillé] depuis de nombreuses semaines, les manifestations d’opposition à la politique gouvernementale ». La réaction politique aux récents événements admise, nul ne songe à la contester dans son principe. Mais d’un point de vue purement technique, l’hésitation est permise.

Ne serait-ce pas, d’une part, oublier que la récidive aggrave le cas échéant la peine encourue (C. pén., art. R. 645-14, al. 2) ? La peine est en effet portée à 3 000 euros si la personne commet, dans le délai d'un an à compter de l'expiration ou de la prescription de la précédente peine, la même contravention (C. pén., art. 132-11 ; pour les personnes morales, voir C. pén., art. 132-15).
Ne serait-ce pas, d’autre part, omettre le fait que la dissimulation volontaire du visage est constitutive d’une circonstance aggravante de bon nombre d’infractions ? Tel est en effet le cas :
  • des violences volontaires ayant entraîné une ITT de plus de huit jours (C. pén., art. 222-11), les peines encourues passant de trois ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende, à cinq ans et 75 000 euros (C. pén., art. 222-12, 15°) ;
  • des violences volontaires légères (ITT inférieure ou égale à huit jours ou aucune ITT, C. pén., art. R. 624-1), la contravention de quatrième classe devenant alors délit et faisant encourir à l’auteur trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d'amende (C. pén., art. 222-13, 15°) ;
  • de l’extorsion (C. pén., art. 312-1), dès lors passible de (C. pén., art. 312-2, 4°) et non plus de sept ans et de 100 000euros ;
  • du vol (C. pén., art. 311-1 et 311-3), dont les peines sont alors portées à  (C. pén., art. 311-4, 10°, au lieu de trois ans et 45 000 euros) ;
  • des destructions, dégradations et détériorations volontaires sans danger pour les personnes (C. pén., art. 322-1), dont la sanction aggravée par la dissimulation du visage est un emprisonnement de cinq ans et une amende de 75 000 euros
  • de la participation délictueuse à un attroupement, avec et sans arme (C. pén., art. 431-4, al. 1 et 431-5, al. 1), dont les peines sont respectivement portées à trois et cinq ans d’emprisonnement et 45 000 et 75 000 euros d’amende en cas de dissimulation C. pén., art. 431-4, al. 2 et 431-5, al. 2).

Aussi, outre l’ampleur de l’arsenal répressif existant et la gravité des sanctions encourues, une donnée d’ordre technique interroge et une considération de politique criminelle interpelle.
D’un point de vue technique, la proposition de loi prévoit, à l’instar de ce qui existe dans le cadre des circonstances aggravantes, que l’auteur doit avoir dissimulé son visage « afin de ne pas être identifié ». Ainsi, si la dissimulation du visage venait à être correctionnalisée, il conviendrait, dans le cadre de l’infraction simple, de prouver un dol spécial, là où il n’est actuellement pas nécessaire, s’agissant d’une contravention, de prouver l’intention : il suffit que la tenue soit de nature à dissimuler le visage. De ce point de vue, l’éventuelle réforme laisse présager des difficultés probatoires, sans même évoquer « les circonstances faisant craindre des atteintes à l'ordre public ».
En termes de politique criminelle, le constat est celui d’une réactivation de l’appréhension anticipée du phénomène criminel, qui conduit notamment à la définition des infractions formelles et à la sanction des actes préparatoires. En créant un nouveau délit-obstacle, la correctionnalisation de la dissimulation du visage marquerait ainsi un renouveau de la prise en compte institutionnelle du risque de passage à l’acte, ravivant finalement, de fait, le spectre de la dangerosité.
Source : Actualités du droit